vendredi 18 septembre 2009

Résumé de lecture de l’article de Claude Poirier « Entre dépendance et affirmation : le parcours historique des lexicographes québécois », tiré de l’ouvrage Les dictionnaires de la langue française au Québec, Les Presses de l’Université de Montréal, 2008, p. 13-60.

L’histoire de la lexicographie québécoise est étroitement liée aux rapports complexes qu’ont entretenus et qu’entretiennent toujours entre eux les Français et les Québécois, longtemps appelés Canadiens français. Ces rapports ont influencé la perception des Canadiens français de leur identité, et par le fait même, de leur propre langue; les dictionnaires publiés au fil du temps ont donc reflété la perception de la langue qui régnait au moment de leur rédaction. C’est de cette question complexe que traite cet article de Poirier : celui-ci présente tout d’abord un aperçu de l’impact des relations entre Français et Canadiens français/Québécois sur le « sentiment linguistique » de ces derniers, puis sur le cheminement des lexicographes québécois (p. 17).

Incidence sur le sentiment linguistique de la relation avec la France

Pendant la période pré-coloniale (avant 1608), la colonie n’étant pas encore installée, la prise de conscience sur la langue ne peut s’amorcer. Les voyageurs de l’époque ne sentent pas du tout le besoin de se conformer à une norme. C’est plutôt durant la période de la Nouvelle-France (1608-1759) que l’on voit apparaître une « opinion proprement canadienne » sur le français parlé dans la colonie (p. 18). Les colons souhaitent prendre leur distance avec la France : ils se nomment habitants et utilisent des mots qui décrivent leur réalité en terre nord-américaine (les rangs, par exemple, s’opposent aux bourgs français). Ils empruntent des mots aux régions françaises d’où ils sont originaires (bluet, champlure) ainsi qu’aux Amérindiens (atoca) et ils créent des mots et des sens nouveaux (suisse) (p. 19). Il existe une manière de parler française, qui est celle des administrateurs de la colonie, et une manière canadienne de s’exprimer. On peut alors parler dès le début du XVIIIe siècle de l’existence d’une identité canadienne propre.

Vient alors en 1760 la Conquête anglaise qui sonne le départ de l’élite française, qui regagne la mère patrie; l’émergence et la consolidation du français canadien est alors possible (1760-1840). Une façon canadienne de parler s’installe et s’impose naturellement; elle est renforcée par une distanciation idéologique des Canadiens français vis-à-vis de la France à la suite de la Révolution française, qui est mal perçue par ces derniers (p. 21). Un souci normatif n’est pas encore présent dans ces premières décennies du XIXe siècle; il n’apparaîtra qu’en 1841, avec la publication du Manuel de Thomas Maguire, qui recommande de prendre exemple sur le français de France.

C’est alors le début d’une longue période de dévalorisation de l’usage canadien (1841-1959), d’un purisme qui durera jusqu’en 1960. L’échec des Patriotes ainsi que la perte du statut de langue officielle pour le français contribueront à induire chez les Canadiens français un sentiment d’infériorité sur les plans culturel, politique, économique et linguistique. Ceux-ci se tournent alors vers la France pour tenter de revaloriser leur langue. Au même moment, l’abbé Jérôme Demers et Thomas Maguire confrontent leurs points de vue à propos de ce que doit être la norme canadienne française : l’un soutient « la légitimité de l’usage canadien » alors que l’autre souhaite que les Canadiens français suivent la norme française (p. 23). Michel Bibaud, lettré de Montréal, suit le débat à distance. Sa position est très sensée (p. 24-25) : il admet l’importance des néologismes et contribue à légitimer certains mots et certaines prononciations du pays. Nul besoin d’implanter des mots qui ne correspondent pas aux réalités canadiennes ou de se priver de certains autres en voulant respecter une norme à tout prix.

En 1860 s’installe « une perception selon laquelle le Canada français serait dépendant de la France sur les plans culturel et linguistique » (p. 26). La norme de France est l’idéal à atteindre selon les lettrés, Jules-Fabien Gingras en tête. On cherche à convaincre les Canadiens français de suivre le modèle français et de se corriger; même les médias véhiculent cette idéologie. Les Canadiens français vivent un constant « sentiment d’infériorité linguistique par rapport aux Français », l’élite politique et religieuse contribuant au maintien de ce sentiment (p. 27). Malgré tout, certains auteurs comme Louis Fréchette donneront une place aux canadianismes dans leurs récits et le peuple fera vivre sa langue par le biais des chroniques dans les journaux, par exemple.

C’est finalement en 1960, avec la Révolution tranquille, que la volonté de s’affirmer en tant que peuple de culture et de langue différentes revient en force, avec l’apparition du terme Québécois en 1962 et l’utilisation du joual par les écrivains. C'est la reconstruction de l'estime de soi. Les Québécois, « exaspérés par la domination politique et économique des Anglais et par la suprématie qu’on attribuait à la culture et à la langue des Français », déclarent ne pas vouloir suivre la norme française à la lettre et réclament le droit de parler un français québécois (p. 30).

Conscience identitaire et lexicographie

L’histoire de la lexicographie québécoise est liée à la perception que l’élite a eue de sa langue au fil du temps, cette perception étant dépendante des rapports entre Français et Québécois. Les dictionnaires sont donc le reflet de l’évolution de la conscience identitaire des Québécois.

Dès le XVIIe siècle, la nécessité de créer des lexiques bilingues se fait sentir chez les missionnaires. Ceux-ci créent des recueils de mots entendus au sein de la colonie, sans souci normatif. Au début du XIXe siècle, Jacques Viger publie sa Néologie canadienne (1810), qui allie habilement description de la langue et évaluation, ce qui le rapproche des auteurs tels que Oscar Dunn ou Sylva Clapin. Viger n’est pas un puriste : il se permet à l’occasion quelques remarques sur l’usage, mais son ouvrage reste essentiellement descriptif. On voit donc qu’à cette époque, le souci de se conformer à la norme française n’est pas encore présent chez les lettrés et la population en général.

Le second ouvrage lexicographique d’importance à voir le jour à cette époque est le Manuel de Thomas Maguire (1841), puriste qui recommande aux Canadiens français de suivre la norme française. L’abbé Demers s’y opposera d’ailleurs, appuyé par Michel Bibaud. Mais c’est avec la publication du Recueil des expressions vicieuses et des anglicismes les plus fréquents de Jules-Fabien Gingras (1860) qu’un purisme véritable s’installe au sein de la population canadienne française. L’usage des anglicismes est proscrit (puisque ceux-ci proviennent du vainqueur) et la référence doit être la norme française. Les auteurs dits puristes de cette époque trahissent le sentiment d’infériorité qui habite les Canadiens français depuis l’échec des Patriotes. Durant cette période de dévaluation du parler canadien, on constatera la présence de trois approches différentes : celle des véritables puristes, des pédagogues et des glossairistes (p. 39). Deux ouvrages se démarqueront : le Dictionnaire canadien-français de Clapin (1894), un glossaire, et le Dictionnaire de nos fautes contre la langue française de Raoul Rinfret (1896), un ouvrage qui se veut correctif. Ces dictionnaires complémentaires ouvriront la porte à la reconnaissance du parler canadien, bien que la volonté de correction soit toujours bien présente.

La création en 1902 de la Société du parler français au Canada marquera le début d’un changement de mentalités : il est possible de garder un esprit correctif tout en valorisant une description du français canadien. Ainsi naîtra le Glossaire du parler français au Canada au début du XXe siècle, ouvrage descriptif du parler canadien. Mais ce mouvement autonomiste perdra de la vigueur peu à peu, comme le montre la publication de l’Inventaire de nos fautes les plus usuelles contre le bon langage de Clapin. Mais un certain espoir renaît dans les années 1950 avec la concrétisation d’un projet caressé par la Société : la publication du Dictionnaire général de la langue française au Canada de Louis-Alexandre Bélisle. Fait nouveau, un auteur tente de s’affranchir véritablement de la norme française en présentant dans son dictionnaire général des canadianismes et en permettant leur usage. L’ouvrage comporte bien sûr des faiblesses dans sa présentation, mais il possède le mérite d’être le premier ouvrage combinant description du parler canadien et recommandations sur l’usage.

La Révolution tranquille marque le début d’une volonté des Québécois de s’affranchir de la France. Les échanges entre les deux patries sont malgré tout de plus en plus nombreux; au contact de leurs cousins français, les Québécois apprennent à affirmer leur identité. Un certain purisme demeure toujours, comme le montre la publication en 1967 du Dictionnaire des difficultés de la langue française au Canada de Gérard Dagenais. Ce sera le dernier ouvrage à proscrire les canadianismes et à recommander un alignement systématique sur la norme française. D’autres ouvrages tels que le Multidictionnaire de Marie-Éva de Villers (1988) auront une visée corrective, mais ils ne présenteront pas un point de vue aussi tranché.

C’est dans les années 1980 que la lexicographie québécoise connaît réellement l’influence du mouvement autonomiste. Il naît dans cette foulée le Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron (1980) et le Dictionnaire du français Plus (1988), qui soulève la controverse à cause de la décision de ses auteurs de marquer les usages français au lieu des usages québécois. C’est là une déclaration d’autonomie à part entière : les lexicographes peuvent maintenant se permettre d’adopter un point de vue québécois dans leurs ouvrages (p. 46). Le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, publié en 1992, présente lui aussi une norme québécoise et offre une nomenclature donnant une place aux usages populaires. Ces deux dictionnaires, qui donnaient enfin la place qui lui revient au français québécois, seront plutôt mal perçus. Cette situation montre à quel point la tâche de présenter une norme d’usage québécoise est ardue : il faut contrer l’idée reçue selon laquelle le français québécois ne possède pas les qualités du français hexagonal, étant souvent associé à un parler populaire.

Comme nous avons pu le constater, la lexicographie québécoise est largement tributaire du rapport qui existe entre les Français et les Québécois. Les divers dictionnaires qui se sont succédé à travers les époques ont reflété l’évolution de la conscience identitaire du peuple québécois. Le défi que tentent maintenant de relever les chercheurs du Trésor de la langue française au Québec est de présenter toute la variété d’usage du français québécois, par l’étude de « la formation du lexique et de la conscience collective à travers l’examen d’énoncés représentatifs de diverses époques » (p. 51).





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